Un message d’amour en actes

Code Rouge est un mouvement qui organise des actions directes de masse en Belgique depuis 2022 et s’est d’abord centré sur la lutte contre ceux qui profitent de notre dépendance aux énergies fossiles en ciblant Total, Engie ou encore Amazon. Ce week-end du 1er et 2 mars était organisée la 5e action, qui a pour la première fois visé des entreprises du secteur agro-industriel - Cargill en tête (1) - et le symbole est fort pour dépasser le clivage écologistes-agriculteurs qui a été créé et entretenu par les acteurs industriels et les gouvernants. Le Mouvement Climat en Belgique a mûri, il ne se contente plus de manifester dans la rue pour « protéger la planète », il s’en prend physiquement à ceux qui oppriment ce qui nous est cher, à commencer par le monde paysan.
Vers 10h30, 700 activistes ont débarqué et ont commencé à bloquer toute une zone du port de Gand, le 3e plus important d’Europe, une sorte de presqu’île sur laquelle Cargill, EuroSilo et AlcoBioFuel cotoient des géants du stockage de kérosène et de la chimie. Imaginez-vous : 700 personnes en combinaisons blanches débarquant sur un site industriel gigantesque. S’affairant à construire des barricades pour bloquer les accès et tenir à distance la police. Redécorant les lieux et écrivant des « Paysans on vous aime », des « Nourrir les gens, pas le profit » ou des « Ceci est une jacquerie » partout à la bombe de tag ou au pinceau. Et s’introduire sur le site pour faire davantage de dégâts financiers à l’entreprise et empêcher que l’usine ne redémarre dès la levée des blocages. D’autres cortèges ont tenté de les rejoindre, mais sans réussite puisqu’ils ont été empêchés par la police - parfois violemment. En tout, ce sont près de 1600 personnes qui se sont mobilisées ce jour-là, certaines en sont sorties frustrées mais cette sensation s’est estompée dès qu’elles ont compris que leur action avait permis de fixer la police et de permettre aux autres cortèges d’atteindre la cible.
Toutes les personnes qui ont pu arriver sur le site vous le diront : le simple fait de voir ce genre de lieu, de se rendre compte avec ses sens et dans sa chair de l’immensité des infrastructures qui font que l’agro-industrie existe, que le système capitaliste subsiste et que notre monde ne tourne pas rond, rien que ça crée un choc en soi et provoque un besoin de lutter contre ces endroits car ce qu’on voit alors représente l’opposé de ce pour quoi on se bat et qui nous est cher.
À ce moment-là, le libre-échange n’était plus un concept, il s’incarnait dans cette usine et ces silos gigantesques, dans ces odeurs et ces fumées, dans les bio carburants et les tourteaux de soja OGM - produits essentiellement dans les méga-fermes du Brésil et d’Argentine - qui sortent de ce site. La voilà cette « transition écologique de l’industrie » dont ils nous parlent tant. Le voilà cet « échange entre les peuples » qu’ils nous vendent avec leur Mercosur. Le voilà le modèle « agricole » qu’ils veulent développer - sans plus aucun rapport aux territoires et au vivant. « Ils » se sont bien sûr les défenseurs de « la production agricole européenne », qui n’hésitent pas à signer tous les traités de libre-échange possibles, avec le Mercosur, avec la Nouvelle-Zélande, avec le Canada... alors même qu’on sait à quel point la situation est difficile pour les agriculteurs et agricultrices qui ont réussi à maintenir leur activité jusque là, malgré 60 ans de libéralisation de l’agriculture en Europe, de mise en compétition mondialisée et d’injonction à produire pour engraisser l’agribusiness.
Cargill est le plus gros acteur de l’agribusiness dans le monde (2). L’entreprise se nourrit de ces échanges de produits agricoles, en affamant les gens, à commencer par les agriculteurs. Les 4 plus gros négociants de denrées agricoles dans le monde (les « ABCD » : ADM, Bunge, Cargill, Dreyfus) contrôlent 70 % du commerce de céréales dans le monde, et 10 % des capacités de stockage. Ils s’en servent pour manipuler les marchés en créant des pénuries pour faire monter les prix et pouvoir revendre au prix fort leurs stocks, aux dépens des agriculteurs qui voient flamber le prix de l’alimentation de leurs animaux et des consommateurs qui doivent subir une inflation alimentaire artificiellement créée par des acteurs comme ceux-ci. On ne rentrera pas en détail sur les conséquences qu’ont ces entreprises dans les pays où sont produits ces denrées à la fois sur les territoires mais aussi sur les communautés, notamment paysannes et autochtones, entrainant déforestation et déplacements de populations en Amérique du Sud (3) ou encore du travail forcé d’enfants dans les plantations de cacao en Afrique de l’Ouest (4)...
Dans l’ombre, ces acteurs tirent les ficelles et se gavent sur le dos des paysan.nes, des ouvrier.ères et des consommateur.ices, il était donc important de les visibiliser et de montrer que le mouvement écologiste et paysan est fort et a les moyens de se défendre et même, de passer à l’offensive.
Après près de 6h de blocage, de discussions sur l’agro-industrie et ses méfaits, de jeu de cartes et de partie de football improvisées, de renforcement des barricades et de dégâts sur les infrastructures, venait le temps du retour. Les 700 activistes se sont alors regroupés en un seul cortège et se sont élancés sur la route pour une marche de 6 km qui a permis de mettre dos à dos les systèmes agricoles qui s’offrent à nous dans cette région : on alternait entre des prairies, bocages et fossés et des zonings industriels. On allait vers des fermes en brique, des troupeaux de vaches au pré et des odeurs de fumier juste après avoir quitté les cheminées fumantes et leur odeur azotée, les navires vraquiers de plusieurs centaines de mètres de long et les silos qui grattent le ciel. On naviguait entre l’agriculture paysanne familiale et l’agri-business et son monde. Ce trajet retour était un voyage dans ce clivage, un lien créé entre ces deux mondes qui s’opposent. Celui qu’on veut et qu’on défend et celui vers lequel on nous conduit à marche forcée. Ce jour-là, la marche a été arrêtée. Des centaines de personnes en Belgique on dit stop et ont joint les actes aux paroles.
La plus belle preuve de cette alliance est quand les centaines de militants et militantes en combinaisons blanches, le visage masqué jusqu’aux oreilles sont passés devant la porte cochère d’une ferme où nous regardait passer une famille d’agriculteurs et d’agricultrices flamandes en bleu de travail.
- Vous aimez Cargill ? Leur demandèrent des activistes.
- Non.
- Pourquoi ?
- Ils se gavent sur le dos des agriculteurs.
Tout est dit. Le message est passé et la jonction paysans-activistes semble se faire en Belgique. Ceci n’est que le début, une première lettre envoyée à un amant, une première rencontre qui en appelle d’autres, le début d’une histoire à écrire ensemble, activistes et paysan.nes unis contre ceux qui se gavent.
Notes :
- Podcast « Qui est Cargill ? Interview de Romain Gelin, économiste au Grésea » [https://soundcloud.com/redaction-379797645/itw_ romain_gelin_tchak_ep_01_v](https://soundcloud.com/redaction-379797645/itw_ romain_gelin_tchak_ep_01_v)
- [https://tchak.be/index.php/2022/05/18/cargill-multinationale- agro-alimentaire-geant-invisible/](https://tchak.be/index.php/2022/05/18/cargill-multinationale- agro-alimentaire-geant-invisible/)
- [https://unearthed.greenpeace.org/2022/01/14/agribusiness- giant-cargill-amazon-deforestation/](https://unearthed.greenpeace.org/2022/01/14/agribusiness- giant-cargill-amazon-deforestation/)
- [https://www.business-humanrights.org/fr/derni %C3 %A8res- actualit %C3 %A9s/r %C3 %A9sum %C3 %A9-du-proc %C3 %A8s- nestl %C3 %A9-cargill-archer-daniels-midland-c %C3 %B4te-divoire/](https://www.business-humanrights.org/fr/derni %C3 %A8res- actualit %C3 %A9s/r %C3 %A9sum %C3 %A9-du-proc %C3 %A8s- nestl %C3 %A9-cargill-archer-daniels-midland-c %C3 %B4te-divoire/)