Lactalis : quand les luttes paysannes s'attaquent à l’ogre laitier 1/2
Numéro un mondial des produits laitiers, Lactalis incarne l’hyperpuissance industrielle et ses dérives. Depuis des années, le groupe est au cœur de nombreuses luttes et scandales à travers le monde : blocages en Espagne et en France dès 2016 pour dénoncer des prix d’achat insuffisants ; scandale du lait infantile contaminé en 2017 ; pollution de cours d’eau et violations répétées du code de l’environnement par 38 usines en France entre 2010 et 2022 ; condamnation en Italie pour pratiques déloyales en 2024 ; opacité financière via des montages fiscaux complexes en Belgique et au Luxembourg ; pratiques frauduleuses de rachat de fausses actions et de fausses facturations internes ; concurrence déloyale en Afrique de l’Ouest et expansion agressive à l’échelle mondiale.
En France, ces pratiques se heurtent à des résistances croissantes. En février 2024, des agriculteurs ont envahi le siège social de Lactalis à Laval, exigeant des prix d’achat couvrant leurs coûts de revient pour sortir d’une crise agricole étouffante. Quelques mois plus tard, en octobre, c’est à Retiers, en Ille-et-Vilaine, que militants et paysans ont occupé une usine pour dénoncer la résiliation brutale de centaines de contrats, menaçant l’existence de petites exploitations.
Face à l’avidité d’un géant qui engrange des milliards d’euros tout en broyant humains et environnement, les résistances locales tentent de s’organiser. Mais le géant ne vacille pas d'un poil, solide comme un colosse aux pieds d’acier, indifférent aux secousses.
Retour sur deux actions récentes de la Confédération Paysanne contre Lactalis en France:
Epidode 1 : 200 paysannes et paysans, des tracteurs & une cause commune : récit de l’assaut mené en février dernier à Laval contre Lactalis, à l'initiative de la Confédération Paysanne, pour exiger des prix qui couvrent enfin les coûts de revient.
Laval, 21 février 2024, 11 h du matin. Répartis en petits groupes, 200 paysannes et paysans convergent discrètement vers un grand bâtiment du sud de la ville. En quelques minutes, les barrières sont ouvertes, les locaux envahis, et une dizaine de tracteurs surgis des parkings avoisinants s’engouffrent dans la cour. L‘occupation du siège social de Lactalis, numéro un français de l’agroalimentaire et leader mondial des produits laitiers, vient de commencer.
Pendant plus de 7 heures, un joyeux tohu-bohu va vivifier le hall d’accueil qu’on imagine bien froid en temps normal. On y croise pêle-mêle des éleveurs, céréaliers ou maraîchers venus de toutes les régions de France, mais aussi des camarades venus en soutien, des voisins solidaires, des négociateurs de la préfecture, les inévitables agents des Renseignements Territoriaux, des journalistes, et même quelques cadres sup en costumes, moitié curieux, moitié en mission secrète.
On corrige au passage à la peinture le slogan prétentieux du géant : « Lactalis : N-Pourrir l’avenir ».
Dehors, la crise agricole bat son plein, et pendant qu’on échange anecdotes et considérations plus ou moins sérieuses sur la vie aux champs ou les perspectives du mouvement, un consensus semble apparaître sur les plateaux télé : ministres, patrons de la grande distribution, « experts » en tous genres et même certains responsables syndicaux sont unanimes : il faut faire respecter les lois Egalim !
Alors désolés d’être relous, mais c’est justement pour ça qu’on est là : Egalim, ça ne va pas suffire… Les lois Egalim évoquent (vaguement) un prix d’achat au producteur basé sur le coût de production. Bien. Nous, on est venus exiger l’interdiction d’achat en-dessous du prix de revient.
On chipote, me direz vous. Coût de production, prix de revient, c’est un peu pareil, non ? Non.
Le prix de revient, c’est le coût de production PLUS la rémunération du producteur (et sa protection sociale). La variable d’ajustement, dans cette histoire, c’est notre revenu. Rien que ça.
Mais allez trouver un journaliste qui sacrifie 10 secondes de son temps d’antenne pour expliquer ça… Non, les journalistes sont venus chercher des images, ils vont en avoir :
D’abord, une bonne vingtaine de paysans tombent la cote et le reste et se mettent à chanter dans le plus simple appareil derrière une banderole « Lactalis nous met à poil ». Dans la foulée, une AG s’improvise et décide de poursuivre l’occupation toute la nuit jusqu’à l’obtention du rendez-vous demandé avec le patron des lieux, Emmanuel Besnier, 6e fortune de France*. Ce dernier mouvement ne semble pas du goût de la préfecture puisque, quelques minutes plus tard, les gyrophares et uniformes, jusque là discrets, surgissent un peu partout. Ils vont évacuer.
Petit moment de flottement. Visiblement, personne n’a pensé la suite de l’action au-delà de l’envahissement… non seulement on n’a rien pour passer la nuit mais encore moins pour résister un peu ou au minimum freiner une évacuation. On décide de rester quand même. Darmanin ne vient-il pas de déclarer qu’on ne répond pas à la misère des agriculteurs en envoyant les CRS ? Apparemment, pas quand on touche à la 6e fortune de France. On ne se défendra donc pas, mais il va falloir qu’ils nous sortent. S’ensuit alors une séquence un peu surréaliste : Le temps de demander aux CRS de ranger casques, matraques et lacrymos, tout le monde s’assoie, les chants viennent vite atténuer l’appréhension et… rien.
On attend puis on risque une tête :
- alors… vous venez ou pas ?
- Ben… on attend votre feu vert.
- ??!
Et c’est en chantant et en live sur BFM que les paysans seront évacués un par un, manu militari.
On était juste venus expliquer ce qu’on voulait. Tant pis. On reviendra.
* On apprendra le lendemain qu’il était bien dans les locaux, mais a préféré s’éclipser par une porte de derrière, laissant à ses salariés le soin de gérer la situation… la grande classe…
PS : le sel de ce type d’action se trouve souvent dans les rencontres improbables qui ont lieu en marge. Dans l’après midi, je croise par hasard le DRH de Lactalis (85000 employés, quand même…) ; on démarre sur l’incapacité des grands groupes à innover autrement qu’en croissance externe, on évoque la désertion chez AgroParis Tech et on arrive doucement (je passe les étapes) à la probable nécessité pour l’humanité de se débarrasser d’un système devenu obsolète et dangereux : le capitalisme. Je soutiens que c’est en cours.
Dubitatif mais curieux, il me dit :
« Mmmhh… je vois… mais c’est un peu David contre Goliath, votre truc. »
Je réponds : « C’est sûr. Mais vous savez qui gagne, à la fin ? »