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Mon corps ce champs de bataille, Témoignage de François Chabré

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Mon corps ce champs de bataille, Témoignage de François Chabré

En décembre dernier, dans le premier numéro de Correspondances Paysannes, nous avions publié le témoignage du fils. Aujourd’hui, c’est la parole du père que nous donnons à entendre. François revient ici, en première personne, sur l’usure des corps paysans et sur la nécessité de transformer cette expérience intime en lutte collective.

Ça fait plus de quarante ans que je suis paysan. Mon outil de travail, ça a toujours été mon corps. On nous a mis des machines, oui, mais ça ne change pas tout. Passer quatre ou cinq heures sur un tracteur, ça use aussi. La mécanisation a surtout servi à agrandir les fermes. Pas à soulager nos corps.

Moi, j’ai usé ma machine. J’ai usé mon corps. Peut-être que je n’en ai pas pris assez soin. Peut-être que j’ai trop forcé. Mais dans ce système, tu n’as pas le choix. Tu dois produire pour payer tes charges, tes emprunts. Produire, ça veut dire donner ton corps, sans te demander si tu es en train de le bousiller.

Je me souviens des vendanges de 2018. Je me mets à genoux. Je me relève : ma jambe ne marche plus. Je boîte comme un vieux. J’ai compris que j’avais dépassé la limite. Mais j’ai continué, parce qu’il fallait ramasser le raisin. Voilà ce que c’est, l’usure. Et je ne suis pas le seul. Beaucoup de collègues finissent cassés.

Ce système tient tout entier sur nos corps. Tant qu’ils tiennent, tu tournes. Quand ça lâche, tu es bon pour la casse. Les indemnités, c’est dérisoire. On ne compte pas sur toi en tant qu’homme. On compte sur toi en tant que muscle.

Souvent, je me vois comme un rat dans sa cage, à faire tourner la roue. Cette roue, elle ne nourrit pas nos familles, elle nourrit l’agroalimentaire, les fournisseurs, tout l’amont et l’aval. On nous a fait croire qu’on était des entrepreneurs, des agri-managers. Mais au fond, on est des prolétaires. On fait tourner la cage, on s’use pour les autres. Et quand on est usés, on nous jette.

Aujourd’hui, la société ne regarde pas l’humain. Elle regarde la fonction. Paysans, aides-soignantes, ouvriers, éboueurs : tant qu’on tient, on sert. Quand on lâche, on dégage. Et derrière, c’est les burn-out, les dépressions, les suicides.

C’est pour ça que je me suis engagé dans ce rapport de force. Pour mettre au jour cette usure des corps qu’on ne veut pas voir. On s’attaque à une grosse machine, je le sais. Mais si moi je ne bouge pas, avec ce que j’ai, avec le réseau que j’ai, alors on n’a plus qu’à attendre de crever la bouche ouverte.

Il faut que les paysans reprennent la main. Dans les lieux de décision, dans les lieux de réflexion. Notre parole doit être entendue. On n’est pas des cons, on pense, on a un cerveau. Les luttes du Larzac avaient de la pensée et de l’action. Elles portaient une vision d’avenir. C’est ça qu’il faut retrouver.

Il faut taper fort. Avec une alliance des besogneux. Pas seulement entre paysans, mais avec tous ceux qui font tenir la société avec leurs corps. Les soignants, les artisans, les éboueurs qui ramassent nos poubelles deux fois par semaine, les mécaniciens… Tous ces métiers qui en bavent aussi. C’est avec eux qu’on doit construire.

Oui, ça fait peur de s’engager dans ces bagarres-là. Mais les gars du Larzac, ils avaient peur aussi. Et c’est bien de ça dont on a besoin : de mouvements, de luttes collectives. C’est l’ADN d’un changement de société. Sans ça, on ne fera rien.

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