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Ma vision du travail

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Ma vision du travail

À l’occasion du 1er mai, Julie, bergère et co-gérante d’une ferme familiale, partage une réflexion bien sentie sur le travail, celui qu’on voit et celui qu’on ne voit pas (ou qu’on ne veut pas voir). Entre vécu perso, charge mentale, critiques du modèle agricole et envie de ralentir, elle démonte les clichés et appelle à revoir notre rapport au boulot : moins d’heures, plus de sens, et surtout, moins de cases.

Je suis Julie, 34 ans, éleveuse de brebis allaitantes depuis 3 ans. Je travaille dans les Cévennes avec mon père, on a un troupeau herbacier transhumant. Avant de revenir aux racines j’ai un peu vadrouillé dans le monde du livre, en maison d’édition et en librairie. J’espère pouvoir un jour combiner mes deux amours pro et faire de l’agri-culture. Je suis aussi un peu militante, utopiste révoltée et non-violente, en perpétuel questionnement.

Je suis agricultrice, alors on pourrait penser que je suis une « bosseuse », comme on dit, par opposition à une « glandeuse » ou une « flemmarde ». La vérité c’est que je suis entre les deux, et que pour moi le travail est complètement non-binaire (comme la plupart des choses en ce monde, qui ne rentrent pas dans une logique manichéenne mais varient subtilement selon le point de vue et les moments. À part Darmanin, lui c’est clairement et sous tous les points de vue une grosse crotte). Je travaille le temps qu’il faut et avec la rigueur nécessaire pour que l’exploitation se porte bien. Pour que les bêtes, brebis, chiens, aillent le mieux possible. Pour que les chantiers soient faits dans des plannings respectés. Pour que ma vision du métier et mes compétences évoluent, s’améliorent. Pour que les factures ne soient pas trop en retard, les déclarations justes, le matériel entretenu et les propriétaires satisfaits. Pour que les clients soient ravis, et les fournisseurs toujours payés à temps. Mais parfois, je sens que ça tire, le dos, le mental, l’envie d’autre chose, l’isolement, l’état de mon appartement ou de ma voiture, le nombre de fois où je mange dehors dans la semaine parce que j’ai pas la force de cuisiner, les soirées avec les ami.e.s auxquelles je ne vais pas ou desquelles je reviens encore plus épuisée en sachant que je vais le payer pendant quelques jours. Alors oui, j’avoue, j’aimerais bien bosser moins. Certains jours, mon réveil tourne pendant une heure sans que je l’entende. Heureusement, comme je bosse avec mon père, il y a toujours quelqu’un pour assurer le matin. Lui, il est réveillé entre 4h et 5h, alors quand j’arrive il a déjà fait la moitié de sa journée ! Moi non, je ne suis pas une lève-tôt, j’ai besoin de dormir au moins 8h pour être en forme et j’adore les grasses mat’. La vision du travail en agriculture est plutôt opposée à mon mode de fonctionnement : pour avoir le respect de la profession, il faut se lever tôt, trimer, souffrir, faire au moins 60 h /semaine, ne pas faire d’activité à côté, etc. Bon, ça commence à changer, heureusement.

Selon moi, la solution pour arrêter de s’épuiser au travail, et ce dans toutes les catégories professionnelles, c’est le partage du temps de travail. Sans baisser les revenus bien sûr ! La semaine de 30h, ou même de 20h, voilà qui serait parfait ! Flemmarde, moi ? Peut-être que c’est ce que vous allez penser. Ben non, en fait. Parce que le travail visible n’est pas le seul travail qui soit. Il y a le bénévolat, l’entraide, la tenue d’une maison : courses, ménage, linge, etc., les échanges avec les proches, les voisins : garder l’enfant des copains, aller chercher le pain pour la mamie d’en face (ou le CBD, les temps changent), la création artistique, artisanale, la thérapie, les chantiers collectifs, le sport, les rdv médicaux, les rencontres, les engagements syndicaux, politiques, militants, la culture, l’apprentissage, le jardinage, la lecture, le repos (le vrai, pas celui où on est stressé parce qu’on a encore mille choses à faire mais qu’on est trop épuisé). Tout ça, c’est de la valeur ajoutée à la vie quotidienne qu’on case plus ou moins au milieu de nos 35, 40, 50, 60h semaine, et aurait tout autant intérêt à être « rémunérée » que le travail tel qu’on l’entend. C’est pourquoi ça me rend folle quand j’entends la nouvelle loi sur le RSA, qui oblige celleux qui le perçoivent à « travailler » ! Non seulement c’est absurde dans le sens où, s’il y avait assez de travail pour toutes les personnes au RSA plus personne ne le toucherait (entendons-nous bien : assez de travail rémunérateur et épanouissant, pas vos jobs de merde qui poussent à la dépression ou au burn-out). Mais aussi parce que les personnes au RSA ont du temps pour tout ça, et que si chaque personne qui a du temps n’en avait plus on serait bien toustes dans la merde. Mais aussi parce que, finalement, la plupart de mes connaissances au RSA sont simplement travailleur.euses indépendant.e.s et n’arrivent pas à se rémunérer. Donc iels font largement 35 h semaine et touchent le RSA pour survivre en attendant d’être autonomes. ET NON CE N’EST PAS PARCE QU’ILS NE PRODUISENT PAS DE « RICHESSE ». C’est parce que leurs secteurs sont laissés pour compte et s’appuient sur des concepts de « métier passion » et de bénévolat, souvent en associatif : culture,    éducation populaire, art, agriculture (fréquemment maraîchage ou PPAM - plantes aromatiques et médicinales), etc.

Ça rejoint la question de l’utilité des gens au chômage et cette obsession de le réduire. En fait, ce qui me sidère, c’est qu’on croit que dans chaque situation il y a une différente catégorie de personnes. La réalité c’est que la plupart d’entre nous, surtout ma génération (la génération y, aussi appelée millenials, nés entre les années 80 et le milieu des années 90) et la suivante, ont vécu toutes les situations possibles et imaginables. Je me prends comme exemple : depuis mes 16 ans et jusqu’à la fin de mes études littéraires j’ai eu des jobs saisonniers alimentaires, tout en étant stagiaire non rémunérée pendant l’année (sauf une fois, coucou Jigal Polar ! Merci pour les sous). Ensuite, j’ai enchaîné CDD de 2 mois, CDI pendant 13 mois, rupture conventionnelle, chômage pendant 9 mois, CDI pendant 2 ans et demi, rupture conventionnelle, chômage pendant plus de 2 ans (pendant lesquels j’ai beaucoup travaillé bénévolement, du coup. C’était de 2019 à 2021 donc y a eu tous les confinements et les contraintes de vie qui allaient avec). Après je suis partie en formation pour devenir agricultrice : le BPREA, pendant 9 mois. Au milieu de la formation j’avais épuisé mes droits chômage donc j’ai demandé le RSA (ah oui voilà, le RSA pour les gens qui font des formations longues, ça a du sens non ?). Une fois diplômée j’ai pris le statut d’aide familiale sur la ferme, parce que je devais attendre d’avoir fini mon PPP (parcours à l’installation) pour pouvoir m’installer sous peine de ne pas pouvoir toucher la DJA (aide à l’installation). Et depuis février 2023 je suis agricultrice à titre principal, donc ma propre patronne, associée avec mon père.

Je suis donc passée par toutes les phases possibles, et quand un vieux me sort « ah ça fait plaisir de voir un jeune (oui, ils féminisent rarement les vieux , même quand ils ont une femme en face d’eux) qui travaille, c’est pas comme tous ces fainéants qui profitent des aides sociales ! » hé ben je lui réponds « Mais Raymond, moi j’ai fait 3 ans de chômage dans ma vie ! Ceux qui bossent et ceux qui bossent pas, c’est les mêmes ! » et en général Raymond ne sait plus quoi dire car j’ai bouleversé sa vision du monde et ses certitudes.

Donc pour résumer : partage du temps de travail, sans baisser les revenus. Pour cela, détruire le capitalisme financier, redistribuer les profits, rétablir l’ISF, restituer le service public, valoriser le temps de travail domestique et le bénévolat, arrêter de financer l’armement, augmenter le pouvoir d’achat pour ne pas avoir à baisser les prix des marchandises, sortir des marchés mondiaux, arrêter la spéculation sur les produits de base, mettre en place un revenu universel - ou revenu de base - du montant du SMIC, condamner l’évasion fiscale et celleux qui la pratiquent (en vrac). Et au passage on anéantit l’extrême droite et les fachos. Si ça vous dit, vous venez à la manif ?

Source : https://substack.com/home/post/p-162556417

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