Désorientation agricole

Agitation dans les couloirs de l’Assemblée Nationale et du Sénat. La Loi d’Orientation Agricole (LOA) est adoptée au pas de charge. Il y a urgence. La France a perdu 21 % de ses fermes entre 2010 et 2020, englouties par l’agrandissement. La classe paysanne s’éteint. Le métier est en passe de disparaître au profit d’une agriculture de firme. Mais l’urgence des parlementaires n’est pas là !
Le bouleversement climatique provoque un effondrement des rendements et une multiplication des calamités. Il bouleverse les équilibres pédo- climatiques, met en péril l’agriculture et les terroirs qui font l’identité de chaque région. Mais l’urgence des parlementaires n’est pas là ! Les paysans - qui nourrissent le peuple - galèrent à se nourrir eux-mêmes. Ils peinent à boucler les fins de mois. Ils subissent le racket des industries agroalimentaires et de la grande distribution. Mais, l’urgence des parlementaires n’est pas là ! Leur urgence, c’est le SALON ! Le seul moment de l’année où l’on parle d’agriculture dans les mass-médias, en dehors des révoltes paysannes et des calamités climatiques.
Chaque année, c’est la même foire médiatique. Jamais les agriculteurs ne sont au premier plan, ils sont des figurants dans un décor. Sur le devant de la scène : un interminable défilé de politiciens condescendants qui les flattent comme on flatte le bétail. Le salon est un marché électoral : un faire-valoir rural pour les élus de tous bords. L’année dernière, le décor s’est cassé la gueule et les figurants ont occupé le devant de la scène. En pleine révolte agricole, ils ont voulu « aller au contact » de Macron. Mêlée avec les flics et bataille rangée… Un vaste bordel ! La veille, le gouvernement avait invité les Soulèvements de la Terre (histoire de pimenter le tout) avant de se raviser de justesse. Cette année, tout doit donc rentrer dans l’ordre. Mais comment faire, alors que rien n’est réglé depuis la révolte de janvier 2024 ?
C’est là que nos parlementaires entrent en piste. Ils touchent plus de 7 000 euros par mois, vivent à mi-temps à Paris, mais ils ont tout compris au problème paysan ! Ils vont tout régler avec cette loi. Une loi, c’est magique. Un coup de crayon et nous voilà soudain « libres et égaux ». La LOA, c’est une liste d’objectifs grandiloquents, mais des mesures aussi ridicules qu’insignifiantes :
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Ce n’est pas en créant « des Conférences de la souveraineté alimentaire », réunissant « les représentants des filières » et les « organisations interprofessionnelles » pour pondre des rapports que l’on va « reconquérir la souveraineté alimentaire de la France » et devenir autonomes en fruits et légumes.
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Ce n’est pas en proposant à l’UE d’indiquer « les pays de provenance sur les emballages des produits agricoles » que l’on va se protéger de l’impitoyable concurrence du libre échange mondialisé qui écrase les paysans du monde entier.
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Ce n’est pas en rebaptisant les « Points Accueil Installation » pour les renommer « France Service Agriculture » que l’on va lever les obstacles structurels à l’installation.
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Ce n’est pas en claironnant l’objectif de « veiller à une juste rémunération des exploitants, salariés et non‑salariés des secteurs agricole et agroalimentaire ainsi qu’à leurs conditions de travail, leur protection sociale et leur qualité de vie » qu’il va se réaliser tout seul. Il n’est assorti d’aucune proposition concrète : pas un article, rien ! Juste un vœu pieu, une incantation dans le vent.
Au milieu de cet océan de blabla surnagent péniblement les deux seules mesures intéressantes :
- une aide au passage de relai pour les agriculteurs qui cèdent leur ferme et trouvent repreneur
- la possibilité pour les jeunes installés de faire un « essai d’association » avant d’intégrer un GAEC ou une EARL. Des mesures comme celles-là, il en faudrait tout un bottin pour répondre aux enjeux de la « souveraineté alimentaire » et du « renouvellement des générations ».
Les bureaucrates veulent nous faire croire que la détresse agricole a été écoutée et prise en compte. Tous semblent nous dire : « Fini la casse et les blocages, ravalez votre colère. Il y a eu des élections et une loi. Maintenant, crevez en silence et laissez-nous co-gérer en paix ! ». Cette loi sert à faire diversion pour étouffer la révolte avec la complicité des syndicats corporatistes (FNSEA et CR). Comment ? Grâce au tour de passe-passe de la « simplification » ! Il consiste à déguiser une vaste entreprise de démolition écologique en avancée sociale pour la condition paysanne. La LOA est truffée de mesures de dérèglementation. Celles-ci visent à neutraliser les recours juridiques portées par les paysans et les habitants qui s’organisent localement contre des projets agro-industriels (fermes-usines, méga-bassines, etc.). Ce qu’elle va simplifier, c’est l’agrandissement des grosses structures et l’accaparement des terres, de l’eau, du capital et des aides publiques ; mais certainement pas la vie quotidienne des paysans !
La campagne des syndicats corporatistes à propos de la « surtransposition des normes européennes » débouche sur cet article : « les normes règlementaires en matière d’agriculture ne peuvent aller au‑delà des exigences minimales des normes européennes ». Cette disposition est une perte totale de souveraineté : une abdication qui conditionne toutes les avancées en matière d’agro-écologie aux décisions de la bureaucratie européenne. Au nom de la critique de Bruxelles, l’État s’interdit de conduire une politique indépendante ! Imagine-t-on une seconde une telle mesure dans un autre domaine ? Imagine- t-on aligner nos droits sociaux sur les « exigences minimales » de l’UE ? Veut-on vraiment la sécurité sociale ou le salaire minimum de la Pologne ? Veut-on vraiment conditionner toute future avancée sociale et écologique à l’aval de Bruxelles ?
Simplification et dérèglementation, ce n’est pas et dérèglementation, ce n’est pas la même chose !
La LOA fait passer l’agenda de la bourgeoisie agro-industrielle pour celui de la classe paysanne. Et ça marche ! Pourquoi ? Parce qu’on rêve tous de simplification. Mais simplification et dérèglementation, ce n’est pas la même chose ! Ce qui nous complique la vie, ce n’est pas en premier lieu les contrôles administratifs et les normes environnementales. En 2023, 90 % des exploitations agricoles n’ont pas été contrôlées par le moindre service administratif ! Et bizarrement, il y a des contrôles dont personne ne parle : ceux liés aux obligations commerciales en filière longue, ou certains contrôles sanitaires qui visent, par exemple, à aseptiser les ateliers de transformation à la ferme. Plus encore que les contrôles, ce qui plombe le quotidien, c’est la masse de paperasserie et le flicage numérique qui vissent le cul à la chaise du bureau. Télépac est devenu si compliqué que 60 % des agriculteurs ont recours à des prestataires pour leur déclaration. Quand l’équilibre économique de la structure ne tient qu’à un fil, on vit dans l’angoisse administrative, dans la crainte de la moindre erreur. Les injonctions contradictoires deviennent alors invivables. Ainsi, une chose simple et belle, comme un nid d’hirondelle dans un abri à huîtres, se transforme en casse-tête normatif : laisser le nid c’est enfreindre la législation sanitaire, le détruire c’est porter atteinte à une espèce protégée !
La complexité des contraintes économiques, administratives et normatives obligent beaucoup à rogner sur leurs maigres revenus pour payer des prestataires qui se chargent à leur place des tâches de gestion. Bien des paysans se retrouvent dans une situation d’obligés. Ils ne maîtrisent presque plus rien sur leur propre exploitation. Elle est administrée par des techniciens et des ingénieurs qui croient mieux savoir. Cette dépossession réduit les agriculteurs au rang de subalternes sur leur propre ferme. La LOA n’y changera rien. C’est en arrachant les terres des mains de l’agro-industrie et l’alimentation des marchés capitalistes que les paysans se simplifieront la vie et redeviendront maîtres sur leur ferme ! Ce que nous voulons c’est une réforme agraire profonde et radicale.