Almeria, voyage dans l’enfer du continent de plastique

J’avais toujours entendu parler du « continent de plastique » de la province d’Almeria, ses milliers d’hectares de serres plastifiées visibles depuis l’espace (32 800 ha rien que dans la province1) d’où sont principalement issues les 4.5 millions de tonnes de légumes que l’Andalousie2, 1re région exportatrice de légumes en Europe et dont 17 % de la main d’oeuvre est agricole (contre 2 % en France), déverse sur le continent entier et ce principalement quand le reste des terres maraichères européennes profitent du repos de l’hiver.
J’ai donc voulu découvrir ce qui se cache derrière ce modèle agricole qui fournit en tomates, melons, pastèques ou aubergines nombre de primeurs, supermarchés et marchés d’intérêt nationaux, et qui a été tant critiqué ces derniers mois pour le dumping intra-européen qu’il engendre3.
Ma chance a été de me faire prendre en stop par un camion alors que je cherchais à rejoindre la province en provenance de Valence. Son chauffeur, installé à son compte, s’approvisionne en fruits et légumes chez les coopératives d’exportation de la région, qu’il livre partout en Europe. 99.7 % des légumes exportés par la province le sont vers l’Union Européenne (UE), Allemagne en tête (34.1 % en 2022)4. Il m’explique revenir alors du Danemark, après avoir traversé la France et l’Allemagne, et avoir laissé 300 € de péage en France. Malgré ces coûts, exporter reste très rentable. Il confesse : « c’est absurde d’exporter tous ces légumes hyper spécialisés alors qu’on en importe d’autres par la même occasion, ça n’a pas de sens mais c’est comme ça que ça marche ».
Il me dépose à Campohermoso, le « champ magnifique » en castillan. Et pourtant quand j’arrive, les paysages sont déséchés, les températures caniculaires et les serres plastifiées s’étendent à perte de vue. Ce nom témoigne d’un temps pas si ancien où ce système ultra productiviste n’existait pas encore et où la vigne, les céréales et les oliviers régnaient en maîtres dans les champs andalous. En effet, dans les années 60, sous la dictature franquiste, des plans de colonisation ont poussé des familles à s’installer dans cette région alors peu peuplée5, attirées notamment par la possibilité nouvelle d’irriguer les champs après la construction de nombreux barrages. Le modèle agricole s’est alors transformé et les serres se sont massivement répandues à mesure que le pays se libéralisait, notamment post-dictature. Les dirigeant.es espagnol.es voulaient que l’économie croisse, que le pays exporte et ce modèle constituait une fabuleuse manne.
Je déambule alors entre les serres. La saison des pastèques vient ici de se terminer alors qu’il faudra attendre encore 1 mois pour voir les premières sortir dans le sud de la France. Entre elles, se dressent des cabanes de fortune faites de palettes, de morceaux de tôles et de bouts de bâches récupérées sur les serres. À l’intérieur vivent des ouvriers agricoles, dans une chaleur renforcée par l’effet de serre des bâches. 68 % de la main d’oeuvre agricole de la région est étrangère2, principalement originaire du Maroc et de Roumanie mais de plus en plus aussi d’Afrique Subsaharienne (Sénégal, Côte-d’Ivoire...).
Dans le village, je rencontre Medhi, un marocain qui en est à sa 22e saison en tant qu’ouvrier agricole dans le coin. Il m’explique que le salaire y est 4 à 5 fois plus élevé qu’au Maroc et c’est ça qui attire tant de monde ici malgré les presque 50°C sous serre à cette période, les cadences infernales, les problèmes de santé liés aux phyto utilisés (parfois interdits en UE) et les habitats précaires voire insalubres fournis par les propriétaires. Il me témoigne de l’animosité envers les patrons de la part de la plupart des ouvrier-es, qui ont le sentiment d’être exploité-es (un tag scande : «Fin à l’exploitation humaine»). «Les patrons sont jamais là, ils viennent juste surveiller que ça avance» me dit-il. Il me raconte que de plus en plus d’ouvrier-es achètent ou louent des parcelles pour cultiver eux-mêmes, à leur rythme et dans des conditions beaucoup plus dignes (parfois avec 3 ou 4 amis) pour vendre localement leur production mais que cela reste marginal. Avant de me laisser, il ajoute: «de toute façon si le patron est un salaud, dès qu’il a le dos tourné, les ouvriers dorment alors que quand c’est quelqu’un de bien, on met du coeur à l’ouvrage».
Un peu plus loin, deux jeunes me prennent en stop, musique à fond, grosse voiture, ils filent en direction de la côte et de la station balnéaire de San José. Ils traversent le territoire des travailleur.euses étranger.es exploité.es, pour rejoindre celui des vacanciers venus du nord de l’Europe.
Le lendemain, je me rapproche d’Almeria et découvre sur le bord de la route d’immenses panneaux publicitaires de 3 x 6 m avec Bayer qui vante les mérites d’une nouvelle variété de tomates, et une réclame pour un fumigateur motorisé spécifique pour les serres. C’est alors que je monte dans la camionette d’un technicien de culture qui vient de récolter quelques courgettes et aubergines dans la serre d’un de ses clients et se dirige vers son laboratoire. Il va y faire des tests pour vérifier si le taux de résidus de pesticides est suffisamment bas pour être vendu pour la consommation humaine, et aussi pour vérifier l’état de maturation des légumes en mesurant notamment le taux de glucides, de vitamines... Si les tests sont concluants, le technicien envoie sa validation et les ouvrier.es se chargeront de ramasser toute la serre d’un coup. La variabilité et le savoir-faire paysan laissent ici leur place à l’homogénéité (semences, intrants, conditions de cultures) et l’ultra-rationnalité de l’agro-industrie, en réduisant quasiment à néant l’autonomie de celles et ceux qui produisent l’alimentation. Mais pour notre technicien, ce modèle est très abouti: « avec 1 ha tu peux sortir 100 000 € de CA par an, il suffit de mettre un salarié et c’est tout » (sachant que les exploitations font 2.3 ha en moyenne). C’est vrai que le tableau dressé peut attirer quand on connait les difficultés économiques rencontrées par nombre d’agriculteurs et d’agricultrices, mais il invisibilise les ouvriers rencontrés les jours d’avant et qui eux subissent ce système d’exploitation.
Plus tard, je rencontrerai un jeune colombien de 22 ans qui a lui aussi travaillé en tant qu’ouvrier agricole dans des serres andalouses et qui me dira que c’est souvent par défaut que les gens travaillent là, car dans les serres, si tu n’as pas de papiers ou de permis de travail tu peux quand même travailler, et ça permet même aux propriétaires des serres de ne pas respecter le salaire minimal ou de maintenir des conditions de travail inhumaines. Très peu de contrôles ont d’ailleurs lieu dans la région car la manne financière pour l’Espagne est telle que tout ce beau monde ferme les yeux. Il me raconte avoir été payé 5.5 € de l’heure (contre 9.26 € pour le salaire minimal) pour travailler dans des serres à près de 50°C pour asperger des pesticides parfois sans protections. Dans les serres, des contremaîtres, d’anciens ouvrier.es agricoles « de base» ayant été promu.es, se chargaient d’imposer une cadence infernale aux ouvrier.es, sous peine de sévères réprimandes souvent teintées de racisme. Il m’a aussi expliqué que les dizaines de minibus bondés que j’avais vus depuis mon arrivée dans la région étaient conduits par des rabatteurs, chargés par les propriétaires fonciers d’aller chercher des travailleurs sans-papiers sur quelques rond-points faisant office de marché au travail, où ces personnes étaient embauchées à la journée, avec des conditions de travail encore pire que leurs homologues puisque la précarité de leur situation rendait plus aisée leur exploitation. Ces jornaleros des temps modernes perpétuent malgré eux la longue histoire des travailleurs journaliers agricoles andalous, travailleurs de la terre des grands propriétaires fonciers issus de la noblesse, dont les occupations de terres, les grèves et la lutte acharnée ont permis d’arracher quelques victoires7.
Au-delà des drames humains qui se jouent ici, les dangers liés à l’accès à l’eau sont aussi extrêmement préoccupants. En effet, si les serres fonctionnent au goutte-à-goutte et se targuent d’être hyper efficaces pour économiser l’eau, la province d’Almeria, l’une des plus arides d’Espagne, ne peut subvenir aux gigantesques volumes d’eau que recquiert cette production horticole ultra-intensive. Dans un pays où la question du partage de l’eau est de plus en plus problématique à mesure que la désertification s’accélère et que les sécheresses s’éternisent et assèchent les lacs de barrages, l’eau d’irrigation vient désormais aussi de trois centrales de désalinisation d’eau de mer construites par l’Etat espagnol dans les années 2000-2010. Les barrages et les nappes ne suffisent plus non plus à fournir suffisament d’eau potable, qui doit aussi venir de ces centrales, entraînant une hausse massive du prix de l’eau pour les paysan-nes et les habitant.es. C’est aussi ce qu’il s’est passé au Sud du Maroc, avec quelques années d’avance, où la situation pour les habitant.es et les paysan.nes est délétère8.
Ce que je viens de décrire se passe au cœur même de l’UE et de l’espace Shengen, ce qui permet à l’agro-industrie andalouse d’exporter sans frais sa production et de venir casser les prix des fruits et légumes dans toute l’union libre-échangiste, mettant ainsi en péril des modèles de productions végétales qui n’exploitent ni les ressources du territoire dans lequel ils s’inscrivent ni les humains qui participent à son fonctionnement. Le libre-échange détruit l’agriculture paysanne et la souverainneté alimentaire des peuples, et pas seulement quand il prend la forme d’accords de libre-échange entre grands ensembles régionaux comme entre l’UE et le Mercosur, dont la signature menace à la fin de cette année, mais aussi en interne à l’UE quand certaines régions profitent de la libre-circulation des marchandises pour faire du dumping sur d’autres régions moins « compétitives ».
Ce mode de production complétement hors-sol et prédateur pourrait-il exister sans marché mondialisé des fruits et légumes, sans l’argent public qui finance les infrastructures logistiques qui permettent l’export des denrées ou l’irrigation ou sans les accords entre gouvernants pour augmenter et accélérer les échanges ? Ce système en est dépendant et ces dépendances sont visibles.
Notes :
- En castillan: https://www.diariodealmeria.es/finanzasyagricultura/Almeria-superficie-invernaderos-Andalucia-oriental_0_1732027155.html#goog_rewarded
- En castillan: https://www.diariodealmeria.es/finanzasyagricultura/invernaderos-solares-Almeria-Granada-empleo-agricultura-inmigrantes_0_1613839159.html
- Notamment par des actions de blocages de camions à la frontière : Voir l’article Unio de Pagesos : sur les traces d’une alliance transfrontalière paysanne en Pyrénées-Orientales dans le bulletin n°0 de Correspondances Paysannes https://correspondancespaysannes.org/uploads/Correspondances_Paysannes_bulletin_0_7d76745c07.pdf
- https://www.teamfrance-export.fr/infos-sectorielles/22472/22472-le-secteur-des-fruits-et-legumes-dalmeria-a-une-nouvelle-fois-battu-des-records-dexportation
- En espagnol https://es.wikipedia.org/wiki/Agricultura_intensiva_de_la_provincia_de_Almer%C3%ADa
- https://lepetitjournal.com/andalousie/almeria-province-espagnole-tete-exportations-fruits-legumes-392840
- Voir notamment le documentaire Los puños en la tierra sur la ferme coopérative occupée Somonte (en castillan) : https://somonteeldocu.comsoc.cat/ 8. Comment le Maroc exporte, via ses tomates, l’eau dont il va bientôt manquer ? Le Monde Afrique : https://www.youtube.com/watch?v=xg8onI4qpL4


