Hold-up sur la PAC : quand les riches raflent la mise
Entre accaparement des terres et détournement des aides, retour en chiffres sur un hold-up institutionnalisé au profit des élites agro-industrielles et des géants du secteur.
La Politique Agricole Commune (PAC), instaurée dans les années 1960, a été conçue pour répondre à des enjeux multiples dans un contexte d'après-guerre : accompagner la modernisation des exploitations agricoles, maintenir des prix abordables pour les consommateurs, stabiliser les marchés et sécuriser les approvisionnements alimentaires. Aujourd'hui, la PAC repose sur deux piliers distincts : le premier destiné à soutenir les prix et les revenus agricoles, le second dédié au développement rural.
Cependant, la répartition des aides reste marquée par une forte hétérogénéité qui varie en fonction des filières, des territoires et des modes de production. Les écarts sont criants :** les 190 premiers bénéficiaires - soit moins de 0,1 % - dépassent le million d'euros d'aides PAC annuelles, quand 50% des exploitations touchent en dessous de 22 000 € par an.** Ces disparités touchent également les départements d'outre-mer où les aides bénéficient surtout à des industriels basés en métropole. La Distillerie Dillon, basée en Gironde, cumule près de 700 000 € de PAC, et l'entreprise Boyer, en Tarn-et-Garonne, plus de 2,5 milllions pour produire des melons en Guadeloupe (1) alors que 70% des exploitations touchent sur ces territoires moins de 3000 € d'aides par an.
Cette disparité n'est pas uniquement le fruit d'un processus d'ajustement visant à équilibrer les soutiens entre les différentes filières et territoires. Elle est aussi le résultat d'une stratégie d’accaparement de ces fonds par le complexe agro-industriel. En 2022, 10% des exploitations agricoles ont concentré à elles seules 40% de l'enveloppe totale des aides PAC distribuées.
Plus encore, des entreprises agro-industrielles comme Sanders(2) (1,6 milliard d'euros de chiffre d'affaire, ou Eureden(3) (3,9 milliards de chiffre d'affaires et 108 millions d'euros de bénéfices en 2023) reçoivent chaque année des montants d'aides substantiels. Ces entreprises touchent chacune - oui chacune - près de 14 millions d’euros via la "mesure de prévention des perturbations de marché dans le secteur de l'élevage", un dispositif du pilier de la PAC qui, comble de l'ironie, est censé soutenir les prix et les revenus des agriculteurs. Comparativement, ces deux géants de l'agro-industrie française perçoivent ainsi par an l'équivalent de 213 années de PAC d'un élevage de porcs médian pour Sanders, et 1 890 années de PAC d'une exploitation maraichère médiane pour Eureden, continuant ainsi d’accroître leur emprise sur un marché que la PAC est censée réguler précisément grâce à ces aides.
Aides directes à l’hectare : un levier en faveur de l’accaparement des terres
La PAC, censée soutenir une agriculture durable et l'installation de nouveaux agriculteurs, privilégie par ailleurs les grandes exploitations et les groupes agro-industriels en attribuant notamment des aides en fonction du nombre d'hectares cultivés. Des mécanismes d'agrandissement, de concentration, et d'accaparement des terres sont ainsi favorisés au détriment d'un modèle qui pourrait privilégier le nombre de personnes travaillant directement sur les exploitations agricoles et la diversité de leurs activités.
Les cas de deux gros bonnets en cols blancs illustrent bien ce constat. Arnaud Rousseau, président du groupe Avril (maison mère de Sanders et de nombreuses autres filiales), perçoit 187 000 € par an pour ce poste. Il siège également au sein de plusieurs conseils d'administration, dirige de nombreuses autres entreprises, et cumule donc d'autres revenus que nous de détaillerons pas ici. En plus de ses fonctions exécutives, il est propriétaire de 700 hectares de terres agricoles(4), dont une partie acquise grâce à une politique d'agrandissement agressive. Il bénéficie pour ces hectares d'une aide directe de 173 000 € chaque année au titre de la PAC.
De son côté, David Calvière dirige entre autres(5) le groupe Calvière en Camargue, aux activités variées : extraction de sable et de granulats pour l'industrie du BTP, le béton et l'enrobé, aménagements urbains en lien avec des collectivités, travaux agricoles et entretien de cours d’eau et d’accotements routiers dans les Bouches-du-Rhône. Ce groupe gère également la société « Fermes Francaises » (sic), une giga-exploitation céréalière qui regroupe 3 domaines agricoles, et Le Mas du Luquier, exploitation diversifiée de 700 hectares située en zone Natura 2000 (foin, amandes, huile d'olive, élevage et pension équestre, et gites). Au total, le groupe exploite 2 275 hectares, bénéficiant en 2023 de 794 048 € d’aides PAC, dont 348 971 € en aides directes à l’hectare.
Ces exemples ne sont pas de simples cas isolés, mais illustrent une réalité systémique où des dirigeants en cols blancs, bien loin du monde paysan, cumulent des postes dans l'agro-business ou dans d'autres secteurs avec des aides directes à l'hectare tout en s'accaparant des terres. Deux mondes s'affrontent : d'une part, une vision ultra-libérale avec une forte concentration des capitaux et des terres ; d'autre part, une agriculture vivante, faite de fermes diversifiées, qui disparaît chaque jour asphyxiée par des dynamiques prédatrices.
L'accaparement systémique des aides PAC à l’échelle européenne
Un article du Guardian, hebdomadaire britanique daté du 3 novembre 2024 (6), révèle par ailleurs un phénomène d'accaparement des subventions agricoles par des milliardaires européens, comme l'ex-premier ministre tchèque **Andrej Babiš _et l’homme d’affaires britannique _Sir James Dyson**. Selon ces révélations, 17 des bénéficiaires finaux identifiés comme figurant sur la liste des plus grandes fortunes de Forbes, ont cumulé 3,3 milliards d'euros d’aides agricoles entre 2018 et 2021 via des chaînes de sociétés opaques, alors que des milliers de fermes disparaissaient.
Un processus d'accaparement vertigineux des aides de la PAC s’opère donc à différents échelons, tant au niveau national qu'européen. En France, les grandes entreprises agro-industrielles comme Sanders, Eureden, Terrena, et d'autres, ainsi que les magnats du secteur tels qu’Arnaud Rousseau, Calvière, et d'autres, s’accaparent des sommes considérables grâce à des dispositifs censés soutenir des exploitations à taille humaine. À l’échelle européenne, ce phénomène prend des proportions encore plus inquiétantes. La complicité des gouvernements et de l'Union Européenne n'est plus à démontrer. Sous le joug des lobbys, ils orchestrent la destruction systématique de l'agriculture vivrière paysanne tout en favorisant l’enrichissement d’une élite économique toujours plus vorace. Seule une véritable révolte paysanne et populaire, dirigée contre ces accapareurs et leurs complices, pourra sauver notre agriculture des griffes du capital, pour un modèle résilient, respectueux de l'environnement, et qui redonne sa place à une agriculture paysanne aujourd'hui en péril.
Notes :
(1) : Près de 6000 bénéficiaires via les aides POSEI en 2022, dispositif d'aides financières découlant d'une adaptation de la politique agricole commune de l'Union Européenne aux départements d'outre-mer. Pour la période 2023-2027, les colégislateurs ont décidé que le régime POSEI ne serait pas modifié et qu'il serait donc distinct des plans stratégiques relevant de la PAC.
(2) : Sanders est une entreprise agro-industrielle basée en Bretagne, spécialisée dans l'alimentation animale et filiale de la branche Nutrition Animale du groupe Avril (anciennement Sofiprotéol, qui s'est illustré par un vaste système d'optimisation et d'exonération fiscale dans le domaine du biocarburant, déculplant ses profits au détriment des finances publiques - dossier Avril-Sofiprotéol du mensuel Campagnes Solidaires n°307)
(3) : Eureden est un géant de agro-alimentaire breton né de la fusion des groupes d'Aucy et Triskalia, et qui dispose d'environ 50 sites industriels et de plus de 200 magasins. Epinglée en raison de son monopole lié à ce rapprochement, l'Autorité de la Concurrence a contraint Eureden à se séparer de plusieurs actifs industriels et commerciaux. Le revenu moyen mensuel des dix personnes les mieux payées en 2020 au sein d’Eureden est de 11 500 € et monte jusqu'à 80 000 €, quand le revenu moyen des agriculteurs est de 1730 € par mois et 630 € pour les plus pauvres. https://basta.media/enquete-Salaires-dirigeants-cooperatives-triskalia-coop-de-France-inegalites-agriculteurs-adherents
(4) : La superficie moyenne d’une exploitation agricole française était de 58,5 hectares en 2023 (source MSA 2024).
(5) : David Calvère est également à la tête d'autres sociétés et président de la CUMA Crau et Camargue.